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Le silence habité

  • eviemercier
  • 12 sept.
  • 11 min de lecture


Le taudis aux murs pleins de rêves


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Dans mes yeux d’enfant restés intacts dans ma mémoire, il demeure le palais où Maman m’embrassait chaque matin sur le seuil de la porte avant de partir à l’école. C’est toujours par la même porte d’entrée, derrière la vitre grillagée en fer forgé, que je revois son sourire confiant et protecteur. Il était mon bouclier contre les doutes et les peurs.


Même quand le ciel se faisait gris et les pas lourds, je savais qu’au-delà de cette porte, quelqu’un croyait en moi, sans condition. Cette force silencieuse m’accompagnait dans ma journée d’écolière dans chaque leçon, chaque mot appris en Cours Préparatoire dans la classe de Mademoiselle Anne.


Ce sourire est toujours présent encore plus aujourd’hui, mardi 15 juillet 2025, devant la maison de mon enfance.



Le quartier Saint Georges, la route de Carentan, l’école normale des instituteurs, l’école des Paliers et la rue du Chêne Dancel sont les points cardinaux de ma petite enfance, mes ports intérieurs où je ressens le besoin de jeter l’encre.


Aujourd’hui, alors que ma vie tangue et vacille dans une mer agitée, revenir là où tout a commencé m’est presque vital.


Ma première bouée, le 26, route de Carentan fut rebaptisée par les aléas administratifs de la mairie saint-loise en 664 mais ce nouveau numéro de rue ne pourra jamais effacer qu’elle fut le lieu où mes racines ont pris forme.

Mes parents l’avaient achetée pour une bouchée de pain. Papa, menuisier aux mains d’or, l’avait rapidement transformée, avec courage et énergie, en un écrin familial, un petit monde à leur image ; des parents heureux d’accueillir les rires de leurs deux princesses, et les repas chaleureux partagés avec leurs familles réciproques qu’ils chérissaient tant.


C’est là, entre une rue très passante qui montait vers Cherbourg et un jardin minuscule que j’ai appris à marcher, à jouer, à rêver et à aimer.


Sonia et Claude dans la capitale des ruines.


Saint-Lô, préfecture du département de la Manche, «  la capitale des ruines » s’était relevée de ses blessures du 6 juin 1944 et c’est à l’hôpital Mémorial, le 1 septembre 1963, sous un ciel pluvieux, que je vis le jour.


L’histoire de Saint-Lô, le débarquement en Normandie, la Seconde Guerre mondiale coulent dans mes veines normandes. C’est un chapitre entier de ma vie à écrire sur un lourd héritage de traumatismes laissés sur des enfants devenus grands.


Maman avait sept ans en 1940, Papa seulement cinq, mais leurs enfances abîmées par la guerre et leurs souvenirs éternellement présents avaient soudé leur union, forgé leur caractère et influencé leurs rôles de parents.


De ce passé lourd et malgré les blessures de leurs enfances, mes parents, Sonia et Claude ont transformé leur vécu en volonté farouche de protéger leur famille. Héros discrets, ils m’ont transmis que l’amour est une construction volontaire, patiente et obstinée et que lui seul guérit de tout.


En refusant que leurs princesses connaissent comme eux, la peur et la privation, ils n’avaient qu’un seul objectif en tête, notre Bonheur.


Je fais partie de cette génération née dans l’espoir et l’abondance, comme une transition entre les temps sombres et une ère tournée vers la paix. Je suis éternellement reconnaissante envers mes parents, artisans d’une base affective stable, propice à mon épanouissement personnel, celui qui m’a permis de grandir libre et confiante dans la vie.


C’est à eux, Sonia et Claude, Maman et Papa que je pense, ce mardi 15 juillet 2025, en m’arrêtant devant ces murs gris cerclés de rubalises. Le taudis aux murs remplis de rêves et de douceurs est en péril imminent.


Seule en ce jour d’été, peu téméraire, je n’ose y rentrer.


Mon palace d’hier va disparaître en poussière mais les bribes de ma petite enfance, les fragments de moi-même restent intacts comme les perles précieuses de ma mémoire.



Le film des souvenirs figés


Je n’entre pas, je ferme les yeux et le film commence.


La rue s’anime, les voisins discutent sur le pas de la porte, ma sœur dévale le trottoir avec sa trottinette rouge, ce petit bolide qui lui laissera quelques cicatrices dues à une chute mémorable. Madame Untel nous offre des bonbons à la violette, Madame Javalet part travailler, Madame Machin étend son linge dans le jardin et la vieille locataire Madame Harcouet nous salue de sa main tremblante.


Les vieux clichés photographiques s’animent et je ne suis plus seule. Les voix m’appellent, j’ai deux ans puis quatre puis six et il nous faudra quitter la maison du Bonheur vers l’appartement de fonction de La Fraternelle.



La première photo qui me revient, c’est moi, toute nue, dans une bassine jaune. Un sourire timide éclaire mon visage, une éponge serrée dans la main droite, et je m’amuse à éclabousser l’air, comme pour saisir l’insouciance du moment.


Cette image dévoile doucement la petite salle de bain, ses murs étroits, son carrelage noir et blanc, l’odeur humide, la présence rassurante de Maman.


Papa avait transformé les quatre murs de la maison en un petit palace. Sous l’escalier, une petite salle de bain, où une bassine jaune faisait office de baignoire. Nous prenions un bain qu’une seule fois par semaine, le quotidien, c’était une toilette minutieuse que Maman appelait «toilette de chat » qu’elle supervisait avec attention et tendresse. Je ne me souviens plus si l’eau chaude arrivait jusqu’à ce petit cagibi ou seulement dans la cuisine.

Peu importe, nous devions être propres, bien habillées, bien coiffées. Elle avait pour nos cheveux longs, des doigts de rêves non vécus, ceux d’une coiffeuse mais par refus de ses parents, ce métier lui avait échappé. Maman, un CAP de couture en poche, avait trouvé une place de bonne chez des particuliers puis un poste de femme de ménage dans les écoles avant d’intégrer le statut de fonctionnaire en tant qu’agent d’entretien à l’école normale des instituteurs.

Son rêve enfoui à jamais, elle passait un temps infini à démêler nos longues tignasses, chaque nœud lui coûtait de la patience devant nos soupirs . Un jour, ses mains ont capitulé, excédée non pas par nos cheveux indémêlables mais par nos agacements, elle demanda à sa sœur, notre Tatie, de nous conduire chez le coiffeur en ville.


Ce jour là, j’ai boudé comme on pleure sans larme.


Je poursuis le film de mes souvenirs mais ici, en sortant du cagibi servant de salle de bain, il n’y a pas de photo, pas d’image figée. Seul l’endroit, devant la porte de l’arrière-cour, avec ses quatre petites fenêtres fait naître en moi ce souvenir fragile.


Je me hisse sur des patins empilés pour toucher l’interrupteur et allumer la lumière. Victoire, je suis grande du haut de mes deux ans et j’accède au monde des grands.


Cette lumière guidait vers les étages.


C’est l’un des rares éclats encore nets dans le flou de mes souvenirs. Le reste se brouille, comme à travers une vitre embuée.

Et puis, il y a cette chute. Cette terrible chute dans l’escalier, alors que Maman me portait dans ses bras. Elle fut blessée. Sa tête avait heurté les marches, mais elle m’avait protégée, m’enroulant dans son corps comme dans un cocon, tout au long de cette interminable descente.

Depuis, je n’ai jamais pu porter un jeune enfant dans un escalier. Cette image m’a marquée pour toujours. Mon vertige vient sûrement de là.

Les étages abritaient leur lot d’histoires, d’anecdotes et de souvenirs.

Le premier étage, jadis inaccessible, donnait sur un petit appartement qu’occupait Madame Harcouet, notre locataire, une vieille dame toute ridée, d’une extrême gentillesse, et d’une élégance naturelle. Elle y accédait par la cour arrière.

Un jour, elle disparut de mon univers pour partir en maison de retraite, et son appartement, enfin ouvert, devint aussitôt le royaume de mes poupées.


Au deuxième étage, trois chambres. À droite, celle de mes parents. À gauche, un placard et une grande pièce au parquet blond, qui sentait la cire. Ma sœur et moi y dormions, dans un lit cosy aux design des années 60.

Entre les deux, une chambre que Papa voulait aménager pour les invités. La chambre des catastrophes et des bêtises.

Il avait entrepris de la repeindre en blanc. J’avais trois ans à peine, et dans mon cœur d’enfant, il était mon héros, mon architecte des cœurs. Je voulus l’aider, lui faire une surprise. Je ne sais plus comment j’ai échappé à la vigilance des grands, mais je pris le pinceau et la peinture, et, avec tout le sérieux du monde, je me mis à l’ouvrage. En quelques instants, l’armoire de famille se retrouva... customisée.


Papa se fâcha, me gronda sévèrement. Mais quelques heures plus tard, pris de remords, son cœur s’adoucit. Il monta doucement dans ma chambre, me prit dans ses bras, m’embrassa, et m’expliqua comment faire pour l’aider à terminer l’ouvrage, pour de vrai, cette fois.

Mon père, c’était la force tranquille. Une patience inaltérable, des silences pleins de sens, des explications toujours justes, toujours claires. Sa passion de transmettre, sans jamais imposer, a tracé en moi un sillon profond, celui qui m’a menée, sans que je le sache encore, vers le métier que je choisirai plus tard. Merci, Papa, pour tout ce que tu m’as offert sans bruit.

Mes souvenirs refusent de descendre cet escalier maudit. Pourtant, je me retrouve dans le jardin des escapades derrière la maison, ce royaume secret où mon enfance s’étirait entre éclats de rires, de liberté et de folles poursuites.


Ma sœur orchestrait des courses effroyables, me poursuivant avec des limaces toutes visqueuses, gluantes et repoussantes pour tenter de me les glisser dans mes vêtements. Je criais, je courais et je me réfugiais dans les jupes de Maman ou de Tatie.


C’est là, que j’ai développé une phobie tenace des rampants, que je range tous dans le même sac : escargots, limaces, serpents… peu importe leur lenteur ou leur silence, ils m’inspirent la même répulsion instinctive.


Par le jardin, nous accédions à une grande pièce où Papa avait installé une balançoire. Je décollais vers l’infini, suspendu au souffle de l’enfance.


Dans ce taudis aux mille rêves, Papa avait un projet pour chaque mètre carré. Il voulait tout transformer, tout embellir, faire un château pour sa reine de cœur et ses deux princesses adorées.


Des bras protecteurs


Devant la maison de ma petite enfance, les photos défilent lentement, comme les pages d’un album invisible projetant leurs ombres douces sur les murs de ma mémoire.

Trois d’entre elles, plus lumineuses que les autres, s’attardent et m’invitent à replonger dans les scènes qu’elles ont su retenir.


J’ai un an, et je fixe l’unique bougie plantée au sommet du gâteau. Ce premier septembre 1964, est baigné d’une senteur fleurie qui flotte dans l’air, « Je reviens », de chez Worth, le parfum de ma Tatie. Pourtant, ce jour-là, je suis assise sur les genoux de ma marraine Josette, qui n’a que vingt ans.


Mes deux tantes, si différentes et si aimantes, m’ont transmis bien plus qu’un souvenir : elles m’ont légué le goût, presque sacré, de la féminité.

De Tatie, j’ai hérité l’art de laisser un parfum flotter derrière soi comme une signature.

De Josette, celui de choisir une tenue avec justesse, en y glissant toujours une pointe d’originalité et d’élégance.

De l’une comme de l’autre, j’ai reçu cette conviction intime que se vêtir est une empreinte de soi-même.

Aujourd’hui, à quatre-vingt-deux ans, Josette est la seule survivante, avec ma sœur, sur cette photo ancienne où le sourire de Maman semble encore illuminer la pièce. Sonia, la plus jolie de toutes, avec ce charme discret qui ne s’effacera jamais.


Maman, c’est le sourire de Léa et la joie de vivre d’Adeline qui se mêlent, se superposent, comme si les traits et les élans se transmettaient de génération en génération. C’est pour elles, mes deux princesses que j’écris mon histoire. Je veux leur offrir, à travers mes mots, l’héritage du goût, du raffinement simple et discret, de la force et de la tendresse.

Pour que, bien après moi, elles puissent retrouver, dans ces pages, l’étincelle qui brille dans leurs regards, même si elles savent déjà d’où vient cette grâce qu’elles portent naturellement en elles.


Sur la photographie, autour du gâteau de mes un an, sont réunis mes oncles célibataires, Jacques et Marcel mais aussi notre Nounou Madeleine, presque une troisième grand-mère. Ils ne sont plus, Marcel a commencé la valse des disparus en 1976, mes parents l’un après l’autre en janvier 2017 et je sais que cette danse ne s’arrêtera jamais.

C’est la Vie.

Mes absents si présents dans ma mémoire que l’émotion envahit mes pensées, non de chagrin et de tristesse mais de Bonheur et de souvenirs heureux.


Sur la deuxième photo, nous sommes toutes les trois assises dans le petit canapé, simili de cuir noir et coussins rouge vif. Il est presque vingt heures, Nounours, Pimprenelle et Nicolas vont aller se coucher, tout comme nous, au rythme du pipeau du marchand de sable.


Sur la troisième et dernière photo, j’ai trois ou quatre ans, je me tiens debout dans le petit salon de rien du tout, si minuscule avec un sapin et quelques bougies.


Ma sœur et moi, habillées de la même robe déclinée en deux couleurs : bleue pour elle, rouge pour moi. Dans quelques années, je porterai sans doute la bleue, héritée d’elle comme un passage de relais silencieux, où le tissu, un peu usé, portait aussi la marque de l’économie.


Maman nous habillait souvent de façon identique, espérant sans doute sceller un lien, tisser une complicité visible. J’ai toujours ressenti une aversion profonde pour ce style de « jumelles » imposé, comme une uniformité qui étouffait nos différences.


Pourtant, j’ai reproduit ce même rituel avec mes filles, comme si, en les habillant pareil, je pouvais suspendre le temps et m’accrocher à l’enfance.


Elles ont, comme moi, détesté. Si maman voulait ainsi nous rapprocher, elle a tout loupé.

Nous étions, et elles sont, si différentes que l’habit identique ne pouvait rien unifier de ce qui nous séparait au fond.


J’ai compris cela, bien trop tard, et souvent, je me reproche d’avoir répété ce schéma absurde, de m’être enfermée dans l’illusion d’une entente et d’une complicité parfaite entre les deux sœurs.


Maman et Tatie s’entendaient à merveille, deux sœurs complices et fusionnelles qui n’ont jamais été habillées de la même façon.


Quand le passé se mêle au présent.


J’ai froid, et pas seulement sur cette photo prise dans le petit salon minuscule. Le froid s’engouffre sous les portes, glisse jusqu’au creux de mon cœur de maman. Pourtant, malgré l’étroitesse des pièces, la maison de l’enfance reste un refuge, fragile, imparfait, mais où je suis protégée par mes souvenirs et la certitude de l’amour inconditionnel qu’une mère, même dans sa maladresse offre à ses enfants.


J’ai froid, le chagrin m’envahit. Je pense à ma tendre Maman. Je pense à mes filles, à Adeline devenue mère à son tour, et rien ne peut retenir mes larmes.


Maman .


Je me reproche souvent d’avoir mis trop de temps à la comprendre, de ne pas avoir su lui rendre cet amour à la hauteur infini du sien, de n’avoir pas toujours compris ses silences ni apaisé ses tourments, d’avoir installé des distances pensant me protéger alors que je la blessais sans le vouloir.


Chaque maladresse, chaque mot tu, chaque regard fuyant résonne aujourd’hui comme un écho lourd de regrets.


Mon adolescence insouciante et rebelle fut une longue fuite hors de l’usine de la Fraternelle où nous habitions, cette forteresse grise où il fallait toujours sourire, toujours paraître les « gentilles filles » du gardien.


La Fraternelle où tout respirait l’ordre et la soumission. Mon père, épuisé par la fatigue mais toujours prompt à obéir, se sentant redevable pour le logement de fonction loué à un prix dérisoire. Ma mère, discrète, effacée, attentive à ne jamais déranger. Ils vivaient comme des locataires reconnaissants, enfermés dans une gratitude qui ressemblait à une prison.

Plus mes parents cherchaient à passer inaperçus, plus je me parais de couleurs vives et de vêtements extravagants.

Mes parents vivaient dans une routine polie, réglée comme une horloge, je rêvais d’imprévu, de passion, d’insouciance et de désir de liberté.


 Ils craignaient les patrons et moi, je défiais toute autorité. Mes parents vivaient cachés moi, je voulais que les projecteurs m’éblouissent.

Jeune mère à mon tour, avide d’indépendance et de liberté, j’ai épousé un artiste plus âgé que moi, espérant vivre mes propres expériences loin du modèle parental fuyant ce monde d’obéissance tranquille.

Mais le vent de la vie m’ a ramené vers Maman , des années plus tard, avec une culpabilité lourde et tenace. Avec mes suites d’échecs amoureux, j’ai dû reconnaître ce que je refusais de voir à vingt ans. Leur amour discret, tranquille, presque invisible, était leur force et notre protection.


Maman m’a toujours accueilli sans rien dire, comme d’habitude, car l’amour d’une mère est plus fort que nos failles, capable de comprendre qu’il ne demande pas la perfection en retour, seulement la sincérité du cœur.


Je sèche mes larmes, je m’étais perdue dans des conflits intergénérationnels entre mères et filles, l’écriture a toujours été le baume apaisant de mes tourments.


Mardi 15 juillet 2025, je ne suis plus seule devant cette maison en ruine, toute ma famille est là.


Je la porte en moi à chaque souvenir, à chaque sourire. Ma famille sont les racines de mon arbre et même si le vent a emporté leurs voix, j’ai grandi sous leur regard bienveillant et protecteur. Elle est comme les briques de mon être avec en cadeau inestimable la certitude d’avoir été aimée.


C’est là que je suis née à moi même, dans un écrin d’amour et de tendresse.


Je prends une dernière photo pour mes filles, avant que tout s’effondre et je continue mon retour vers ma petite enfance.



 
 
 

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